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#2 Mémoires d’une jeune fille rangée

-Composition-

Avez-vous des mémoires inoubliables dans votre enfance?

Mémoires d’une jeune fille

  J’avais quatre ans. Ma mère donnait toujours un biscuit et une gourde de thé citron pour mon gouter à la maternelle. Ça me plaisait beaucoup. Ensuite, deux Rough Collies. Ils étaient peut-être une famille. Ils se promenaient souvent dans mon quartier. J’adore les animaux depuis mon enfance. Alors, quand je les ai rencontrés, je disais toujours bonjour, et les caressais. En rentrant, au coin de la rue, il y avait souvent un glacier. Ma mère m’achetait une glace de temps en temps, pas souvent, malheureusement. J’aimais la glace au « uva » ( au raisin ). Après l’avoir mangée, ma langue complètement se violaçait.

   Un jour, la fête de Piñata* a eu lieu à ma maternelle. On met un bandeau à un enfant et on le tourne trois fois. Ensuite, il donne sur la Piñata trois coups de bâton long pour la casser. Parmi les enfants avant moi, personne n’a réussi. À la fin, c’était à moi de donner le coup. J’étais fière de ma force. Je tressaillis de joie. Le premier coup, j’ai senti que je touchais quelque chose. Le deuxième, j’ai trouvé la Piñata. Enfin, le dernier coup, je devais tapper de toutes mes forces. Mais, je n’ai pas fait ça. Je ne sais pas pourquoi. J’ai eu peut-être le sentiment de culpabilité. La culpabilité. Pour quoi? Pour qui? Je ne sais pas. Mais, c’était la culpabilité.

  À ce moment-là, le garçon après moi, à la fin, il a réussi à casser la Piñata. De la Piñata cassée, beaucoup de bonbons, chocolats et cacahouètes sont tombés. Tous les enfants sont venus en courant pour les ramasser. Moi, j’ai pris seulement deux ou trois bonbons. Pendant qu’ils ramassaient des gâteaux, je regardais la Piñata cassée. Pourquoi je ne l’a pas cassée, bien que j’aie voulu le faire? Je regardais encore la Piñata cassée…

*Piñata: c’est un objet pour célébrer des fêtes traditionnelles mexicaines.

« Memories d’une jeune fille rangée »
  Simone de Beauvoir

~Extrait du libre~
  
Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. Sur les photos de famille prises l’été suivant, on voit de jeunes dames en robes longues, aux chapeaux empanachés de plumes d’autruche, des messieurs coiffés de canotiers et de panamas qui sourient à un bébé : ce sont mes parents, mon grand-père, des oncles, des tantes, et c’est moi. Mon père avait trente ans, ma mère vingt et un, et j’étais leur premier enfant. Je tourne une page de l’album ; maman tient dans ses bras un bébé qui n’est pas moi ; je porte une jupe plissée, un béret, j’ai deux ans et demi, et ma sœur vient de naître. J’en fus, paraît-il, jalouse, mais pendant peu de temps. Aussi loin que je me souvienne, j’étais fière d’être l’aînée : la première. Déguisée en chaperon rouge, portant dans mon panier galette et pot de beurre, je me sentais plus intéressante qu’un nourrisson cloué dans son berceau. J’avais une petite sœur : ce poupon ne m’avait pas.
  De mes premières années, je ne retrouve guère qu’une impression confuse : quelque chose de rouge, et de noir, et de chaud. L’appartement était rouge, rouges la moquette, la salle à manger Henri Ⅱ, la soie gaufrée qui masquait les portes vitrées, et dans le cabinet de papa les rideaux de velours ; les meubles de cet antre sacré étaient en poirier noirci ; je me blottissais dans la niche creusée sous le bureau, je m’enroulais dans les ténèbres ; il faisait sombre, il faisait chaud et le rouge de la moquette criait dans mes yeux. Ainsi se passa ma toute petite enfance. Je regardais, je parlais, j’apprenais le monde, à l’abri.


Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, 1958.



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