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#2 Comment Okinawa est devenu japonais

Quand on vous dit « Japon », vous pensez sans doute aux carrefours bondés et aux néons de Tokyo, ou encore aux geishas, ou peut-être aux temples de Kyoto ? Bien sûr, il s’agit de scènes incontournables du pays du soleil levant, mais le Japon ne se limite pas à ce cliché « entre tradition et modernité ».

On trouve aussi, tout au sud du Japon, une région peu ou mal connue : la préfecture d’Okinawa. Vous en avez peut-être entendu parler pour ses plages paradisiaques que les Japonais comparent à celles d’Hawaï. Ou bien peut-être que vous avez déjà tenté le fameux « régime d’Okinawa », censé faire des merveilles pour allonger l’espérance de vie. Là encore, j’aimerais vous emmener au-delà de ces images d’Épinal.

Je m’appelle Clément Dupuis et dans ce podcast, vous allez plonger dans l’histoire mouvementée d’Okinawa, en particulier du XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Je vous ferai également découvrir les secrets de la culture okinawaïenne, à la croisée des influences japonaises, chinoises et américaines. Bienvenue dans « Fascinant Okinawa ».

Episode 2 : Comment Okinawa est devenu japonais.

Comme on l’a vu dans le premier épisode, que je vous invite à aller écouter si ce n’est pas déjà fait, Okinawa est aujourd’hui une des 47 préfectures japonaises. On a tendance à penser que les frontières du Japon actuel n’ont pas évolué depuis plusieurs siècles. En réalité, deux territoires ont été intégrés seulement à la fin du XIXe siècle. Il s’agit d’Hokkaidō, l’île la plus nord du Japon qui se trouve près de la Russie, et Okinawa, tout au sud. Nous ne parlerons pas d’Hokkaidō ici. Si ce sujet vous intéresse, vous pouvez par exemple consulter les travaux de la chercheuse Noémi Godefroy, à l’Inalco. Nous allons nous concentrer ici sur Okinawa, qui est bien sûr au cœur de ce podcast.

Nous allons voir que l’intégration d’Okinawa au Japon en tant que préfecture date de moins de 150 ans. Elle est en fait l’aboutissement d’un processus complexe qui a commencé au début du XVIIe siècle.

Remontons le temps jusqu’en 1609. À la pointe sud de l’île de Kyūshū, le clan Satsuma domine l’actuelle préfecture de Kagoshima. Les Satsuma envoient 3 000 soldats au royaume de Ryūkyū avec l’objectif d’en prendre le contrôle. Le prétexte avancé : le royaume s’est montré impoli envers le shogun Ieyasu Tokugawa. Lorsque le shogun a sauvé un de ses navires à la dérive, les Ryūkyū ont omis de le remercier en envoyant un émissaire à Edo.

La résistance des soldats de Ryūkyū face à cette invasion n’est pas nulle, comme il est souvent dit. On estime que 100 ou 200 soldats de Satsuma sont tués. Néanmoins, cela ne suffit pas. Le roi et plusieurs de ses vassaux sont contraints de se rendre à Kagoshima comme otages. Quelques mois plus tard, le clan Satsuma reçoit une lettre du gouvernement Tokugawa. Il obtient l’autorisation officielle de s’approprier les îles Amami, au nord du royaume de Ryūkyū, et de prendre le contrôle du reste du royaume.

Ce contrôle prend trois formes. Tout d’abord, le royaume de Ryūkyū doit verser un impôt foncier tous les ans au clan Satsuma. Cette taxe s’élève à 120 000 koku, soit 18 000 tonnes métriques de riz. Ensuite, le royaume doit envoyer des émissaires à Edo lors du couronnement des nouveaux rois de Ryūkyū et des nouveaux shoguns japonais. Ces envoyés sont appelés Edo nobori, un terme qui signifie « monter à la capitale ». Enfin, le royaume doit honorer un serment en quinze articles. Le plus important est celui qui lui interdit, en théorie, d’apporter un tribut à la Chine. Le clan Satsuma envoie des commissaires à Naha, la capitale du royaume, qui sont stationnés en permanence pour veiller au respect de ces règles.

Pour autant, même après 1609, le royaume de Ryūkyū poursuit ses relations avec la Chine. En particulier, malgré le serment qui le lie à Satsuma, le royaume continue de payer un tribut à la Chine tous les deux ans. Il continue aussi à recevoir des émissaires chinois lors du couronnement de nouveaux rois à Naha. À Fuzhou, au sud-est de la Chine continentale, le Ryūkyū-kan reste également en activité. Ce bâtiment sert de résidence aux envoyés du royaume pendant leur mission en Chine, un peu comme une ambassade aujourd’hui. En résumé, l’arrivée du clan Satsuma ne change pas vraiment la politique du royaume de Ryūkyū vis-à-vis de la Chine.

Cette situation de double vassalité (ryōzoku kankei) est très ambiguë et déroutante quand on l’observe d’un point de vue contemporain. Pourtant, force est de constater que tous les acteurs concernés semblent se satisfaire du statu quo pendant plusieurs siècles. C’est à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle que le statut d’Okinawa est amené à se clarifier, de gré ou de force.

Au début de l’ère Meiji, autour des années 1870, le Japon entame le processus d’absorption du royaume de Ryūkyū. Cette incorporation se fait en deux temps. En 1872, le gouvernement japonais annonce à la cour des Ryūkyū que le royaume est désormais un fief, ou han. Dans les faits, le roi reste à la tête du fief, mais perd son autonomie en termes de relations extérieures. Les traités d’amitié et de commerce signés avec la Hollande, les États-Unis ou encore la France passent sous le contrôle de Tokyo.

À partir de 1875, le Japon interdit expressément aux Ryūkyū de payer un tribut à la Chine. Les navires de Naha en partance pour Fuzhou sont interdits d’appareiller. Finalement, en mars 1879, le roi Shō Tai est forcé d’abdiquer et de s’exiler à Tokyo, entraînant avec lui la chute du royaume de Ryūkyū. Okinawa devient une préfecture japonaise à part entière.

Dans l’historiographie classique, l'incorporation d'Okinawa au Japon en 1879 semble s'être effectuée naturellement et sans à-coups. En effet, pour le gouvernement de Meiji, l’intégration d’Okinawa est tout à fait justifiée et légitime. Elle s’appuie en particulier sur le critère de l’impôt, central dans le droit international européen moderne. On l’a vu, Okinawa y est bien soumis depuis 1609. Le gouvernement japonais fait même remonter les liens d’Okinawa au Japon encore plus loin, au XIIe siècle. Selon la légende, le samouraï japonais Minamoto no Tametomo aurait eu un fils, Shunten, qui serait devenu le premier roi des Ryūkyū.

En réalité, l’annexion d’Okinawa au Japon n’est pas si évidente. Elle pose question à la fois en termes de politique intérieure et en termes de relations internationales. D’une part, la cour des Ryūkyū résiste à son incorporation au Japon. Le royaume de Ryūkyū adresse plusieurs courriers désespérés à ses partenaires occidentaux pour leur demander d’interférer en sa faveur. Finalement, la Hollande, la France et les États-Unis ne réagissent pas à ces requêtes. Peu importe, le gouvernement de Meiji est agacé par l’attitude des Ryūkyū. C’est d’ailleurs en réaction à ces tentatives de recours que la capitulation du roi Shō Tai sera finalement exigée.

L’autre point noir, c’est bien sûr la réaction de la Chine. Rappelez-vous, jusqu’ici le royaume de Ryūkyū entretenait toujours une relation tributaire avec la dynastie des Qing. Les rapports avec le Japon se tendent : la Chine critique violemment ce qu’elle considère comme une annexion. Elle craint aussi que le Japon ne cherche à étendre encore davantage son influence. Aujourd’hui Okinawa, demain Formose (l’actuel Taïwan) ou même la péninsule coréenne. En 1878, la situation est particulièrement explosive. La Chine suggère qu’elle pourrait envoyer des navires de guerre reprendre les tributs impayés que lui doit Okinawa, ou même déclarer la guerre au Japon via les Ryūkyū.

De manière assez inattendue, une médiation est initiée par les États-Unis, en la personne du général et ancien président Ulysses S. Grant. Ce dernier négocie avec les Chinois, puis avec les Japonais pour trouver un terrain d’entente. Finalement, un projet d’accord prévoit une division tripartite de l’archipel. Dans ce schéma, la Chine récupérerait les îles de Yaeyama et de Miyako, au sud. De son côté, le Japon confirmerait son pouvoir sur les îles Amami, au nord. Enfin, l’île d’Okinawa, au milieu, resterait indépendante.
La Chine est alors dans une position inconfortable. Au sud, le Japon cherche à s’emparer d’une région qu’elle considère comme sa chasse gardée. Au nord, la Russie menace de grignoter son territoire. Dans ce contexte, la perte d’Okinawa semble un moindre mal et lui permet d’améliorer ses relations avec le Japon pour se concentrer ensuite sur la Russie. La Chine accepte donc dans un premier temps de rentrer en possession de Miyako et Yaeyama comme convenu. De son côté, le Japon garde la mainmise sur le reste du territoire, y compris sur l’île d’Okinawa qui devait rester indépendante dans le plan initial.

La signature de l’accord est prévue le 31 octobre 1880. Mais, au dernier moment, coup de théâtre. Des fonctionnaires chinois inquiets jugent que l’accord est trop inégal. Ils refusent de signer. Les négociateurs japonais, eux, estiment que les discussions sont closes. Ils réaffirment leur souveraineté sur l’ensemble de l’archipel, des îles Amami au nord aux îles Miyako et Yaeyama au sud.

La question des Ryūkyū continue d’empoisonner les relations sino-japonaises jusqu’à la première guerre qui les oppose en 1894. À l’issue du conflit, remporté par le Japon en 1895, la Chine renonce définitivement à ses ambitions territoriales sur Okinawa.

Merci d’avoir écouté ce nouvel épisode de « Fascinant Okinawa » ! Désormais, vous en savez un peu plus sur la façon dont Okinawa est devenu japonais. Nous avons vu que son appartenance formelle au Japon remonte à seulement 150 ans, à l’issue d’un processus long et complexe. Et que, finalement, il s’en est fallu de peu pour que les frontières de la préfecture, et du Japon par la même occasion, aient un contour bien différent par rapport à ce que l’on connaît aujourd’hui.

Dans le prochain épisode, nous ferons une première incursion dans la culture d’Okinawa en nous intéressant à l’un de ses monuments les plus emblématiques : le château de Shuri. Vous pourrez découvrir les multiples vies de ce célèbre édifice : statut de résidence royale du royaume des Ryūkyū, puis quartier général de l’armée japonaise sur l’île pendant la Seconde Guerre mondiale, avant de devenir un site touristique reconnu... En le revisitant, c’est sur l’histoire d’Okinawa qu’on lève le voile.

Pour terminer, j’ai envie de revenir sur un point important. Comme vous pouvez le constater, je réalise ce podcast en français, donc j’imagine que la plupart des auditeurs et des auditrices viennent de France ou d’autres pays francophones. Mon objectif, avec « Fascinant Okinawa », n’est pas de vous inciter à vous rendre sur place. En effet, la crise climatique que nous traversons s’aggrave, comme nous pouvons le voir avec les catastrophes naturelles qui se multiplient. L’un des gestes susceptibles de peser le plus dans notre empreinte carbone individuelle est de prendre l’avion. Or, un aller-retour vers Okinawa depuis la France représente 2,7 tonnes de CO2, soit plus que les 2 tonnes par personne et par an que l’on doit viser pour respecter l’accord de Paris sur le climat. Okinawa souffre déjà de la sur-fréquentation touristique, qui impacte la population locale et l’environnement. Mon objectif avec ce podcast est de vous faire voyager depuis votre canapé, ou votre cuisine si vous êtes en train de faire la vaisselle, sans compromettre l’avenir de la planète ni la vie quotidienne des Okinawaïens.

Le mot de la fin : « Fascinant Okinawa » est un jeune podcast indépendant qui vient tout juste de débuter. Il a besoin de votre soutien ! Abonnez-vous, partagez cet épisode, parlez-en à vos ami-es qui aiment le Japon, l’histoire et la culture japonaises. Vous pouvez le retrouver sur vos plateformes de podcast habituelles. Si le sujet vous intéresse, n’hésitez pas aussi à consulter les sources dans la description de l’épisode.

En attendant, je vous dis à dans un mois pour le prochain épisode ! Salut !

Description de l’épisode

Connaissez-vous Okinawa ? Cette région au sud du Japon est surtout connue pour ses plages paradisiaques et le fameux « régime d’Okinawa », qui est supposé faire des miracles pour allonger l’espérance de vie. Dans « Fascinant Okinawa », je vous emmène au-delà de ces clichés. Venez découvrir l’histoire et la culture de ce territoire à la croisée des influences japonaises, chinoises et américaines.
Dans ce deuxième épisode, nous allons revenir plus en détail sur la façon dont Okinawa est devenu japonais. Car oui, Okinawa n’est une préfecture japonaise que depuis 150 ans... et ne l’est devenu qu’au terme d’un processus complexe.
Écriture et réalisation : Clément Dupuis
Musique : Keisuke Ito
Vignette : Clément Dupuis, sur la base d’illustrations des sites https://illust.okinawa et https://www.irasutoya.com/
Retrouvez également "Fascinant Okinawa" sur Instagram : @fascinant.okinawa

Sources

Seiichi Iwao, Teizō Iyanaga, Susumu Ishii, Shōichirō Yoshida, Jun'ichirō Fujimura, Michio Fujimura, Itsuji Yoshikawa, Terukazu Akiyama, Shōkichi Iyanaga, Hideichi Matsubara. « 148. Ryūkyū-han ». Dictionnaire historique du Japon, volume 17 (R-S). 1991, Maison franco-japonaise. Disponible en ligne.
George H. Kerr. Okinawa : the History of an Island People. 1958 [2000], Tuttle Publishing.
Tze May Loo. Heritage politics: Shuri Castle and Okinawa's Incorporation into Modern Japan, 1879-2000. 2014, Rowman & Littlefield Publishers.
Masaharu Yanagihara. « "Shioki (Control)," "Fuyo (Dependency)," and Sovereignty: The Status of the Ryukyu Kingdom in Early-Modern and Modern Times » (p. 141-157) in Anthea Roberts, Paul B. Stephan, Pierre-Hughes Verdier, Mila Versteeg (dir). Comparative International Law. 2018, Oxford University Press. Disponible en ligne.

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