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#3 Les neuf vies du château de Shuri

Est-ce que vous connaissez Okinawa ? Cette région au sud du Japon est surtout connue pour ses plages paradisiaques et le fameux « régime d’Okinawa », qui est supposé faire des miracles pour allonger l’espérance de vie. J’ai envie de vous emmener au-delà de ces clichés. Je m’appelle Clément Dupuis et dans ce podcast, je vais vous faire découvrir l’histoire et la culture de ce territoire à la croisée des influences japonaises, chinoises et américaines. Bienvenue dans « Fascinant Okinawa ».

Episode 3 : Les neuf vies du château de Shuri.

Dans ce troisième épisode, le premier consacré à la culture okinawaïenne, direction l’un de ses monuments les plus emblématiques : le château de Shuri. Vous en avez peut-être entendu parler fin 2019. Un important incendie a ravagé le site, seulement quelques mois après celui de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Bien qu’il soit inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2000, le château n’a pas toujours été reconnu à sa juste valeur. Au contraire, il a pendant plusieurs siècles fait l’objet de politiques contradictoires, entre abandon et protection patrimoniale. C’est cette histoire que nous allons explorer ici.

Commençons par le commencement. Quand le château de Shuri a-t-il été construit ? La date précise n’est pas connue. On estime que les fondations datent du début du XIVe siècle. Le château acquiert l’apparence qu’il a aujourd’hui pendant le règne de Shō Hashi. Il s’agit du roi qui a unifié le royaume de Ryūkyū en 1429 et fait de Shuri sa capitale. Un de ses successeurs, le roi Shō Shin, a également contribué au rayonnement de Shuri en centralisant le pouvoir de 1477 à 1527.

Extérieurement, le château n’a pas grand-chose à voir avec les châteaux japonais classiques. Ces derniers sont caractérisés par des douves profondes et d’imposants donjons en bois. Le château de Shuri, lui, possède un grand hall central et des douves sèches. On lui trouve un petit air de ressemblance avec la Cité interdite, ce palais impérial situé à Pékin. L’influence de la Chine sur son architecture ne fait guère de doutes.

Quand on parle de « château », on pense immanquablement aux châteaux forts du Moyen-Âge. Qu’en est-il du château de Shuri ? Est-ce que c’est une forteresse ou bien comme un château d’apparat, un palais sans vocation militaire ? La question n’est pas facile à trancher. Certains historiens mettent en avant l’héritage pacifique du royaume de Ryūkyū. Dans cette perspective, le château de Shuri était un lieu de rencontre lors des échanges diplomatiques avec le Japon, la Chine, ou encore les États-Unis. D’autres lectures soulignent au contraire qu’il symbolisait l’autorité du roi, ou même son autoritarisme. Ce dernier n’hésitait pas à utiliser la force militaire pour maintenir les îles environnantes sous son contrôle.

En réalité, ces débats historiographiques éclairent le passé, mais aussi leur propre époque. La question du rôle militaire ou pacifique du château de Shuri a donné lieu à des réponses différentes en fonction des agendas politiques locaux et nationaux du moment. C’est ce qu’on va voir dans la suite de cet épisode.

Avançons maintenant de quelques siècles pour retrouver notre toute jeune préfecture d’Okinawa, incorporée au Japon de l’ère Meiji en 1879. Si vous souhaitez vous rafraîchir la mémoire sur la façon dont le royaume de Ryūkyū est passé dans le giron japonais, je vous invite à écouter ou réécouter l’épisode 2. Shō Tai, le dernier roi des Ryūkyū, vient de livrer le château de Shuri et d’être banni à Tokyo. Ce n’est pas un cas isolé : beaucoup d’autres familles régnantes ailleurs au Japon sont contraintes au même type d’exil. L’idée est bien sûr d’empêcher l’émergence de risques militaires pour le nouvel État japonais.

Le château de Shuri et les autres châteaux de métropole sont loin d’être considérés comme un héritage culturel précieux. Au contraire, ils souffrent d’une mauvaise image au début de l’ère Meiji. Ils coûtent une fortune à entretenir et sont obsolètes sur le plan militaire. Bref, de nombreux châteaux tombent en ruine, et celui de Shuri ne fait pas exception.

Ce n’est qu’à partir du début du XXe siècle que tous ces châteaux désaffectés commencent à être appréciés pour leur valeur esthétique et patrimoniale. De nouvelles lois sur la préservation des bâtiments historiques sont adoptées. Le château de Shuri va être l’un des premiers à en bénéficier. Et il doit son sauvetage in extremis à un éminent architecte, Chūta Itō.

Au début des années 1920, le château de Shuri est en effet dans un état de délabrement extrême. La ville de Shuri, qui a racheté le château en 1909, n’a pas les moyens de le restaurer. On envisage donc de le démolir. C’est là qu’intervient notre architecte. Chūta Itō est considéré comme le père de l’architecture japonaise moderne. Il est à l’origine de monuments toujours très visités aujourd’hui, comme le sanctuaire Meiji à Tokyo. Alerté de la destruction imminente du château de Shuri, il se rend sur place après avoir interféré auprès du Ministère de l’Intérieur. À l’époque, il existe bien une loi de préservation des monuments historiques, adoptée en 1897. Seulement, elle ne couvre que les anciens temples et sanctuaires, pas les structures laïques comme les châteaux. Qu’à cela ne tienne, Chūta Itō adopte une stratégie astucieuse. Il parvient à faire désigner le portail principal du château de Shuri comme sanctuaire d’Okinawa en 1925. Ce faisant, il le rend éligible au soutien de l'État. Shuri devient ainsi le premier château du Japon à bénéficier d’une protection officielle. La loi sur la préservation des trésors nationaux n’est adoptée que quatre ans plus tard, en 1929.

Seulement un demi-siècle plus tôt, les châteaux médiévaux étaient considérés comme des rappels inutiles d’un passé féodal embarrassant. Dans les années 1930 et 1940, ils retrouvent leurs lettres de noblesse. Ils sont mis au service de la propagande militaire qui exalte la « voie du samouraï » (le fameux bushidō). Les soldats sont considérés comme les héritiers de ces anciens guerriers. Le fait que les châteaux soient transformés en casernes contribue à cette représentation idéalisée.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Okinawa est le seul territoire au Japon où se sont déroulés des combats « réels » plutôt que des bombardements. L’armée japonaise voit les Américains se rapprocher de plus en plus et se sent acculée. Elle enrôle des étudiants pour creuser un labyrinthe sous le château. L’objectif est d’y installer un nouveau quartier général. Le bâtiment devient un site militaire explicite abritant de nombreux officiers. Il n’en fallait pas plus pour que l’armée américaine ne cherche à s’emparer de cette cible importante.

Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur le déroulé précis de la bataille d’Okinawa. Pour l’heure, intéressons-nous à la fin du conflit. Le château de Shuri est réduit en cendres, comme la majorité des infrastructures et du patrimoine culturel de l’île. La chute du château est ressentie comme une victoire symbolique pour les Américains, étant donné qu’il s’agissait du cœur de la résistance japonaise. Il n’est, pour l’instant, pas question de le reconstruire à l’identique. L’administration civile américaine qui contrôle l’île à partir de 1945 décide de raser ce qui en reste. À sa place, elle construit une université en 1951 : l’Université des Ryūkyū. Dans le contexte de la guerre froide qui s’installe, l’enseignement supérieur devient un vecteur central de la diffusion des valeurs et de la culture américaines.

Dans la dynamique entre protection du patrimoine et abandon des bâtiments historiques que l’on observe depuis le début de l’ère Meiji, on se trouve plutôt au creux de la vague. Les propositions pour reconstruire les châteaux féodaux détruits pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment celui de Shuri, sont accueillies avec scepticisme. Ces efforts sont considérés comme un gaspillage d’argent, à une époque où de nombreux Japonais luttent encore pour trouver un logement décent.

Mais après la rétrocession d’Okinawa au Japon, en 1972, la rhétorique anti-château se tarit peu à peu. Le château de Shuri redevient le symbole d’une tradition pacifiste qu’il faut mettre en avant. Finalement, il est convenu dans les années 1980 de faire déménager l’Université des Ryūkyū. Le chantier de reconstruction du château de Shuri commence. L’ambition est d'utiliser des techniques et des matériaux traditionnels. Huit ans après l’achèvement de la restauration en 1992, le château est inscrit avec huit autres sites d’Okinawa au patrimoine mondial de l’Unesco. Cet accomplissement est une source de grande fierté pour les habitants.

C’est également en 2000, à l’occasion du G8, qu’est émis l’éphémère billet de 2 000 yens. Jusqu’ici, il n’existait que des billets de 1 000, 5 000 et 10 000 yens. Ce nouveau billet est à l’effigie du Shureimon, le portail à l’entrée du château de Shuri. Une manière de commémorer l’événement, organisé à Naha au lieu de Tokyo les fois précédentes. Le billet, dont l’émission a cessé en 2004, est devenu très rare et prisé des collectionneurs.

Nous arrivons au terme de notre voyage, débuté avec l’incendie qui a détruit le château de Shuri à l’automne 2019. Comme pour la cathédrale Notre-Dame, l’émotion du public a été très forte. Les dons ont afflué pour la reconstruction. L’incendie a aussi été l’occasion de débats plus généraux. La préfecture s’est ainsi rendue compte qu’elle manquait d’artisans pour compléter la restauration. Avant l’incendie, le château de Shuri faisait aussi partie des sites incontournables de l’île. Sa destruction a ouvert des discussions sur la dépendance économique d’Okinawa au tourisme de masse. Ces questions restent encore en suspens. Au moment où j’enregistre cet épisode, les premiers piliers viennent d’être posés. Si tout se déroule comme prévu, le château devrait être entièrement reconstruit à l’automne 2026.

Le château de Shuri a connu bien des rebondissements depuis sa construction au XIVe siècle. Symbole par excellence du royaume de Ryūkyū, il est abandonné au milieu du XVIIIe siècle. Il n’a échappé à l’effondrement qu’in extremis, grâce aux efforts d’un éminent architecte. Puis il a connu une première reconversion en devenant une caserne pour l’armée japonaise. Devenu une cible prioritaire pour l’armée américaine pendant la bataille d’Okinawa, il est réduit en cendres à l’issue du conflit. Sur ses ruines fumantes est alors construite une université. Ce n’est que quarante ans après la Seconde Guerre mondiale que des efforts sont entrepris pour sa reconstruction. À l’aube du XXIe siècle, c’est la consécration avec l’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco. Et, à peine 20 ans plus tard, il est frappé par une nouvelle tragédie : un incendie cette fois, qui occasionne un nouveau chantier de restauration. L’histoire du château de Shuri continue de s’écrire aujourd’hui.

Merci d’avoir écouté ce nouvel épisode de « Fascinant Okinawa ». J’espère qu’il vous a plu. Dans le prochain épisode, nous reprendrons notre petit cours d’histoire, en nous intéressant cette fois-ci à la première moitié du XXe siècle, jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale. Pendant cette période, les habitants d’Okinawa restent considérés comme des « citoyens de seconde zone » et subissent une intégration à marche forcée dans l’Empire japonais. Ils seront notamment contraints d’abandonner leur langue et leur culture religieuse. Nous étudierons toutes ces dynamiques dans l’épisode 4.

Pour terminer, j’ai envie de revenir sur un point important. Comme vous pouvez le constater, je réalise ce podcast en français, donc j’imagine que la plupart des auditeurs et des auditrices viennent de France ou d’autres pays francophones. Mon objectif, avec « Fascinant Okinawa », n’est pas de vous inciter à vous rendre sur place. En effet, la crise climatique que nous traversons s’aggrave, comme nous pouvons le voir avec les catastrophes naturelles qui se multiplient. L’un des gestes susceptibles de peser le plus dans notre empreinte carbone individuelle est de prendre l’avion. Or, un aller-retour vers Okinawa depuis la France représente 2,7 tonnes de CO2, soit plus que les 2 tonnes par personne et par an que l’on doit viser pour respecter l’accord de Paris sur le climat. Okinawa souffre aussi déjà de la sur-fréquentation touristique, qui impacte la population locale et l’environnement. Mon objectif avec ce podcast est de vous faire voyager depuis votre canapé, ou votre cuisine si vous êtes en train de faire la vaisselle, sans compromettre l’avenir de la planète ni la vie quotidienne des Okinawaïens.

Le mot de la fin : « Fascinant Okinawa » est un jeune podcast indépendant qui a débuté il y a seulement quelques mois. Il a besoin de votre soutien ! Abonnez-vous, partagez cet épisode, parlez-en à vos ami-es qui aiment le Japon, l’histoire et la culture japonaises. Vous pouvez le retrouver sur vos plateformes de podcast habituelles. Si le sujet vous intéresse, n’hésitez pas aussi à consulter les sources dans la description de l’épisode.

En attendant, je vous dis à dans un mois pour le prochain épisode ! Salut !

Description de l’épisode

Dans ce troisième épisode, le premier consacré à la culture okinawaïenne, direction l’un de ses monuments les plus emblématiques : le château de Shuri. Venez découvrir les multiples vies de ce célèbre édifice : statut de résidence royale du royaume des Ryūkyū, puis quartier général de l’armée japonaise sur l’île pendant la Seconde Guerre mondiale, avant de devenir un site touristique reconnu... En revisitant son histoire, c’est sur l’histoire d’Okinawa qu’on lève le voile.
Connaissez-vous Okinawa ? Cette région au sud du Japon est surtout connue pour ses plages paradisiaques et le fameux « régime d’Okinawa », qui est supposé faire des miracles pour allonger l’espérance de vie. Dans « Fascinant Okinawa », je vous emmène au-delà de ces clichés. Venez découvrir l’histoire et la culture de ce territoire à la croisée des influences japonaises, chinoises et américaines.
Écriture et réalisation : Clément Dupuis
Musique : Keisuke Ito
Vignette : Clément Dupuis, sur la base d’illustrations des sites https://illust.okinawa et https://www.irasutoya.com/
Retrouvez également "Fascinant Okinawa" sur Instagram : @fascinant.okinawa

Sources

« 1st column goes up to reconstruct Shuri-jo castle in Okinawa. » Asahi, 5 septembre 2023. Disponible en ligne : https://www.asahi.com/ajw/articles/14997955
« Au Japon, le château de Shuri, classé au Patrimoine mondial, dévasté par les flammes. » Le Monde, 31 octobre 2019. Disponible en ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/31/au-japon-le-chateau-de-shuri-classe-au-patrimoine-mondial-devaste-par-les-flammes_6017526_3210.html
Oleg Benesch, Ran Zwigenberg. « Shuri Castle and Japanese Castles: A Controversial Heritage ». The Asia-Pacific Journal. Japan Focus, Volume 17, Issue 24, number 3 (15 décembre 2019). Disponible en ligne : https://apjjf.org/2019/24/Benesch
Convention du patrimoine mondial de l’Unesco. « Sites Gusuku et biens associés du royaume des Ryukyu. » Disponible en ligne : https://whc.unesco.org/fr/list/972
Tze May Loo. Heritage politics: Shuri Castle and Okinawa's Incorporation into Modern Japan, 1879-2000. 2014, Rowman & Littlefield Publishers.
Pour aller plus loin. Exposition en ligne « Cathédrale Notre-Dame de Paris et Château de Shuri-jô. Reconstruire et Restaurer Leur Valeur Culturelle. Au-delà des Incendies de 2019 » : https://www.notredame-shurijo.com/fre/index.shtml

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