L’histoire Cachée

le 2 décembre 2021

David Courbet, journaliste au bureau de Berlin savait qu’écrire sur le procès du plus vieil accusé de crimes nazi serait une couverture marquante.  Mais au fil des heures d’audience, c’est devenu une expérience profonde et personnelle, qui a fait remonter le passé, parfois enfoui, de ses deux familles franco-allemandes. 

Berlin - « L’Allemagne juge son plus vieil accusé de crimes nazis âgé de 100 ans »: quand ma cheffe de rédaction Hui min Néon m’a demandé si je souhaitais couvrir ce procès, je n’ai pas hésité. Mieux que mes vieux livres d’histoire, c’était la possibilité de me glisser à ma petite échelle dans l’Histoire avec un grand H qui m’était offerte. 

L’homme, Josef Schütz, aujourd’hui âgé de 101 ans, est accus » de complicité de meurtre dans au moins 3.518 cas pour avoir été l’un des gardes du camp de concentration de Sachsenhausen, à une trentaine de kilomètres au nord de Berlin, de 1942 à 1945. 

Plusieurs dizaines de milliers de prisonniers périrent dans ce camp entre 1936, année de son ouverture, et sa libération par les soviétiques en avril 1945. 

Selon le parquet allemand, l’ex-sous-officier SSS de la division « Totenkopf » (Tête de mort) aurait participé à des fusilades de prisonniers soviétiques. Il est aussi accusé d’avoir été complice de « meurtres systématiques »à l’aide gaz de type Zyclon B. Son procès s’est ouvert une semaine après celui d’Irmgard Fuchner, 96 ans, ex-secrétaire d’un autre camp de concentration nazi qui avait tenté d’y échapper.  Une rocambolesque hisoire suivie par ma collègue Yannick Pasquet. Josef Schüté n’est pas accusé d’avoir « tiré quelqu’un en particulier »mais plutôt « d’avoir contribué à ces actes par son travail de gardien et d’avoir été au courant que de tels meurtres avaient lieu dans le camp ». Le centenaire aurait donc été l’un des rouages de de l’immense machine d’extermination nazie. 

Nous voici donc le 7 octobre, date d’ouverture de ce procès pour l’Histoire. L’audience se tient dans un gymnase excentré de la ville de Brandebourg-sur-la-Havel. Le site a été choisi pour faciliter la venue de l’accusé, qui habite non loin, permettre aux visiteurs de garder leurs distances, Covide-19 oblige, et enfin pour accueillir les médias du monde entier accrédités pour l’occasion. L’AFP est le seul média français présent dans la salle. Je me sens responsable: si je commets une erreur, elle sera répercutée par les dizaines de médias clients de l’agence qui dépendent de nos contenus. 

Vingt-deux audiences ont été planifiées jusqu’à début janvier. Fait rarissime en Allemagne, elles seront enregistrées « pour leur caractère scientifique et leur intérêt historique ». 

Une fois dans la salle, la dimension historique de l’événement s’impose à moi… L’espace est immense. Les plaignants et leurs traducteurs siègent face à l’emplacement prévu pour l’accusé, de part d’autre de la salle. 

Le jury trône sur une immense tablée rappelant la Cène de Leonard de Vinci. Sauf qu’ici, seuls cinq magistrats feront office de Douze Apôtres. Face à eux: les journalistes arrivés du monde entier, des visiteurs dont de nombreux étudiants et des familles de victimes. 

Une nuée de caméras entoure brusquement un individu en chaise roulante. Il s’agit de Leon Schwarzbaum, 100 ans, survivant d’Auchwitz et de Sachsenhausen. La vue de l’homme, acteur malgré lui d’un épisode si sombre d’histoire, m’intimide. Visage émacié et peau asséchée, il semble apeuré, dépassé. J’ose à peine imaginer les pensées qui le traversent. Il souhaite simplement que « justice soit faite », me glisse-t-il. 

Plus loin m’apparaît un visage plus familier, reconnaissable par les cheveux gris ébouriffés qui l’encadrent et ses petites lunettes rondes: l’infatigable « chasseur de nazis » Thomas Walther.

Cet avocat allemand de 78 ans, ancien magistrat et procureur, occupe sa retrait à traquer les derniers représentants du national-socialisme. Selon lui, l’Allemagne a le devoir de juger les ex-nazis, même centenaires. Il est à l’origine de la jurisprudence allemande de 2011 permettant d’élargir aux simples exécutants du nazisme les poursuites judiciaires. 

Depuis, toute personne impliquée de près ou de loin dans la « solution finale » risque des poursuites. Une façon pour la justice allemande de « corriger tardivement une pratique longtemps clémente, voire bienveillante, vis-à-vis des criminels nazis », m’avait confié Guillaume Mouralis, directeur de recherche au CNRS. 

L’ouverture de l’audience prend du retard et la tension monte. Les juges pénètrent enfin dans la salle. Tous les regards se tournent vers une table vide, derrière laquelle doit s’installer l’accusé. Deux ambulanciers font leur entrée, suivis d’un vieux monsieur à la démarche étrangement assuré malgré son déambulateur.  Sa main est agrippée à une pochette cartonnée bleue derrière laquelle il dissimule son visage pour échapper aux caméras de photographes et vidéastes, autorisésà prendre quelques clichés à l’ouverture du procès. 

La pochette cartonnée tombe, le silence dans la salle est absolue. J’observe ce vieil homme soigné aux cheveux blancs parfaitement peignés. Les traits sont tirés mais il présente très bien avec son pull gris à motif cubiques multicolores. Il ne fait absolument pas son âge mais bien 20 ans de moins. 

C’est la première fois que son visage apparaît en public et je ne peux m’empêcher de me sentir de quelque peu déçu. Qu’il semble plus facile de s’imaginer les criminels de guerre, fussent-ils présumés comme c’est ici le cas, comme des êtres antipathiques et patibulaires!

Cela m’évoque le concept développé par la philosophe Hannah’s Arendt sur la « banalité du mal »: le mal ne réside pas dans l’extraordinaire mais biens dans les petites choses. 

Dès ses premières prises de parole, pour décliner son identité et détailler quelque peu sa biographie, l’accusé s’exprime clairement et sans difficultés. Il se montre même joyeux, en évoquant son anniversaire: il soufflera sa « 101e bougie le 16 novembre ». Des rires gênés se font entendre. Rapidement,  son avocat précise que M. Shültz ne s’exprima pas les faits qui lui sont reprochés, ni sur le contexte de l’époque. 

Dès lors, en ce premier jour de procès tout comme le lendemain, il se contentera de détailler sa vie d’avant - à la ferme familiale, puis au sein de l’armée allemande - avant de redevenir après guerre, paysan puis serrurier. A peine glissera-t-il un rapide « je suis innocent »avant de se faire sermonner par son conseil, qu’il ne voulait pas qu’il en dise autant. Au grand dam des parties civiles qui, à défaut d’une autocritique, espéraient au moins entendre des regrets voire une demande de pardon. 

Si des mots de compassion permettent de guérir certains maux plus profonds, ce procès n’a-t-il finalement pas lieu trop tard et un ersatz d’accusé? Plusieurs de ses prédécesseurs accusés de crimes nazis traduits en justice avaient affirmé n’avoir fait que « suivre des ordres » sans autre choix possible. Partagera-t-il le même avis?

Après plusieurs semaines d’audience, le vieil homme a continué à s’enfoncer dans son mutisme. Il est vrai que le national-socialisme ayant imprégné toute la société allemande à partir de 1933, s’y opposer n’eut sans doute pas été évident. Il n’y eut d’ailleurs qu’une poignets de résistants en Allemagne: parmi les plus connus, les étudiants du collectif de la « Rose Blanche », éxécutés pour avoir… distribué des tracts à l’université. 

Les questions m’envahissent. Aurait-il pu au moins demander à changer de poste, de service, d’affectation? N’est-ce pas facile de refaire l’histoire, tant d’années plus tard, en se drapant dans le camp du Bien alors que l’on ne sait pas quelle aurait été notre propre réaction dans ce cas de figure?

Comme l’a démontré l’historien Robert Paxton dans « la France de Vichy », l’Etat français a bien participé à la déporation des Juifs et peu de monde a résisté. Mais les parties civiles attendet des excuses: « Je peux comprendre que, poussé par la peur des représailles, vous n’ayez pas déserté. Mais comment avez-vous pu dormir paisiblement pendant si longtemps? », l’interpelle avec émotion le fils d’une victime, Christoffel Heijer, 84 ans. 

Force est de constater que malheureusement, malgré des efforts de pédagogie et d’éducation sur cette étape sombre de l’histoire allemande, les langues ne s’y délient pas aussi facilement. Le passé continue de toujours de gêner, notamment les plus anciennes générations, comme l’explique l’historienne Barbara Stambolis: « Cela fait partie de la vie humaine que toutes les personnes vieillissantes souhaitent énumérer rétrospectivement leurs souvenirs. Et que les personnes qui ont vécu des choses terribles doivent peut-être en oublier ou en couvrir certaines, car cela leur pèserait toute leur vie. Et parce qu’elles ont peur de le transmettre aux générations suivantes ». 

J’en sais quelque chose de ma propre histoire personnelle: d’origine franco-allemande, j’ai grandi dans cette dualité historique avec un arrière-grand-père arrêté et déporté en Allemagne pour y effectuer son Service du Travail Obligatoire (STO) et de l’autre côté son homologue allemand… un recruteur local pour les futur SS. 

Ce dernier fait office de mouton noir dont personne ne souhaite parler dans la partie allemande. de ma famille. Pourtant, savoir le pourquoi des choses paraît si intéressant: a-t-il eu le choix d’exercer cette activité? Qu’a-t-il réellement fait? Tant de questions qui me tracassent mais auxquelles je n’ai jamais pu répondre. Quand je questionnais mes grands-parents à ce sujet, j’obtenais inlassablement la même réponse: « Ce sont des histoires anciennes, oublions ce passé ». 

Même ma mère n’a jamais réellement su ce dont il était accusé. Elle se souvient d’un « adorable papi » qui passait beaucoup de temps avec elle, l’emmenant sur sa moto ou lui montrant ses ruches. Il continuera paisiblement sa vie jusqu’à sa retraite en tant que cordonnier. Ce n’est qu’à ses 30 ans, soit plus de 25 ans après le décès de son grand-père, que ma mère a appris l’existence de son passé trouble via un ancien camarade de classe: il aurait séjourné au moins un an dans la prison de Marbourg, dans la Hesse(ouest) après la guerre. Mais toujours aucun détail sur le pourquoi du comment…

Pour ma part, la seule image que j’en ai reste une photo en noir et blanc d’époque de lui, caché derrière une porte dans un couloir peu visité chez ma grand-mère, désormais veuve: le visage froid, il pose dans une tenue sur laquelle est épinglé un « Reichsadler », l’aigle impérial largement utilisé sous la période hitlérienne. Détail qui me fait froid dans le dos à chaque fois: mon aïeul porte une petite moustache rectangulaire parfaitement taillée qui rappelle celle de Führer…

Je n’en sais donc guère plus, ni des sources familiales donc ni des registres administratifs, l’Allemagne de l’ouest ayant tout fait pour cacher sous le tapis cet épisode funeste de son histoire. Elle avait de toute manière besoin des forces vives de la nation pour rebâtir le pays et faire face au nouvel ennemi communiste, comme me l’a expliqué l’historien Guillaume Mouralis. 

J’ai ainsi toujours façonné ma personnalité à travers cette dualité historique, avec sa face claire et sa face sombre, celle de victime mais aussi de bourreau, de héros contre salaud. Si bien sûr j’ai choisi « mon camp », je n’ai aucune honte à dire que ma partie allemande connaît un passé trouble, comme bon nombre de famille germaniques. 

Mais c’est bien là que je m’aperçois finalement de l’utilité de tels procès et de mon métier: rappeler ce passé, sans cesse, sous toutes ses formes, notamment médiatiques. C’est dans ces moments-là que, me sentant utile, je suis vraiment fier d’exercer le journalisme. 

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