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#7 La bataille d’Okinawa (2/2) Une mémoire toujours douloureuse

Connaissez-vous Okinawa ? Cette région au sud du Japon est surtout réputée pour ses plages paradisiaques et le fameux « régime d’Okinawa », supposé faire des miracles pour allonger l’espérance de vie. J’ai envie de vous emmener au-delà de ces clichés. Je m’appelle Clément Dupuis et dans ce podcast, je vais vous faire découvrir l’histoire et la culture de ce territoire à la croisée des influences japonaises, chinoises et américaines. Bienvenue dans « Fascinant Okinawa ».

Épisode 7 : La bataille d’Okinawa, partie 2. Une mémoire toujours douloureuse

Un mot avant de commencer : cet épisode est la suite du précédent. La bataille d’Okinawa est un des événements de l’histoire contemporaine qui a le plus marqué Okinawa. Comme c’est un sujet très dense, j’ai fait le choix de vous la raconter en deux parties. Le mois dernier, je vous ai raconté la bataille proprement dite, entre avril et juin 1945. Dans cet épisode, on va plutôt s’intéresser à la façon dont elle résonne encore aujourd’hui. Je vous conseille fortement d’avoir écouté l’épisode précédent pour bien avoir les différents événements en tête.

La bataille d’Okinawa est un véritable traumatisme. En un peu moins de trois mois, elle a causé la mort de 240 000 personnes dont 120 000 civils. Ça représente un quart de la population de l’île à l’époque. Tous les ans, on honore la mémoire de ces innombrables victimes le 23 juin. C’est la date qui marque la fin de la bataille d’Okinawa en 1945. Elle est aujourd’hui connue sous le nom d*’irei no hi*, c’est-à-dire le jour de la consolation des esprits.
Presque 80 ans se sont écoulés depuis la fin de la bataille. Pourtant, la question mémorielle autour de cet événement majeur du XXe siècle n’est pas encore réglée. La façon dont on l’enseigne, que ce soit dans les musées ou dans les livres d’histoire, est régulièrement sujet à polémique. Je vais vous en faire la démonstration avec le cas du musée mémorial de la paix, situé à Itoman dans le sud de l’île.

Ce musée a été inauguré en 1975, trois ans après la restitution d’Okinawa au Japon par les États-Unis. L’ouverture se fait à l’occasion de l’Exposition internationale des océans. Ce grand événement international est conçu comme l’officialisation du retour d’Okinawa dans le giron japonais. Seulement, à peine ouvert, le musée est tout de suite marqué par une polémique. Parmi les objets exposés, on trouve un grand drapeau du Soleil levant, qui est un symbole associé à l’Empire japonais et à sa soif d’expansion dans les années 1930 et 1940. Le général Ushijima, à la tête de la 32e armée japonaise pendant la bataille d’Okinawa, est aussi mis en valeur par un portrait et un poème dédiés à sa mémoire. Plusieurs associations protestent contre cette lecture militariste des événements.

Il faut attendre vingt ans pour que les choses bougent à nouveau. En 1995, c’est le cinquantième anniversaire de la bataille d’Okinawa. À cette occasion, un chantier est lancé pour rénover le musée en profondeur. L’initiative vient du gouverneur de l’époque, Masahide Ōta. On a rapidement évoqué ce personnage dans le précédent épisode. Enrôlé alors qu’il avait seulement 19 ans, il a été profondément marqué par la guerre. Il souhaite concrétiser la vision ambitieuse et humaniste qu’il a développée pour le musée mémorial de la paix. Il propose aussi la construction d’un nouveau monument. C’est la Pierre angulaire de la paix (en japonais, heiwa no ishiji). Cette installation gigantesque est constituée d’une série de stèles disposées en arcs de cercle concentriques. Au total, on y a fait inscrire les noms des 240 000 victimes civiles et militaires. De manière assez marquante, tous ces noms sont inscrits côte à côte, quelle que soit la nationalité des défunts.

En 2000, le musée mémorial de la paix rouvre enfin, après une refonte drastique de son contenu. Cette fois-ci, l’inauguration a lieu dans le contexte du sommet du G8, le groupe de grandes puissances. L’histoire se répète : comme en 1975, l’ouverture du musée s’accompagne d’une controverse. En effet, on découvre qu’une personne haut-placée a fait pression pour tenter de modifier le contenu de l’exposition. Ce quelqu’un, c’est Keiichi Inamine, le nouveau gouverneur d’Okinawa. Il est indépendant mais proche du Parti Libéral-Démocrate, le groupe politique conservateur qui dirige le pays quasiment sans interruption depuis 1955.

Parmi différentes modifications, la plus médiatisée concerne un diorama, c’est-à-dire la reproduction grandeur nature d’une scène. Dans ce diorama qui représente une grotte où sont réfugiés en même temps des civils et des militaires, un soldat japonais pointe son fusil sur une mère d’Okinawa et lui ordonne de tuer son bébé parce que ses cris risquent d’être entendus par l’armée américaine. Dans la nouvelle version du diorama, le fusil a disparu, comme si le soldat se contentait d’observer la scène. Une autre figure en cire, elle, s’est carrément volatilisée. Il s’agissait d’un médecin militaire forçant des soldats blessés à avaler du cyanure.

Le but de ces altérations est clair : il s’agit d’atténuer les atrocités commises par l’armée japonaise sur les civils pendant la bataille d’Okinawa. Ces pressions sur les équipes du musée ne sont malheureusement pas isolées. En réalité, elles s’inscrivent dans une dynamique plus vaste d’intimidation qui prône une forme de révisionnisme historique. À partir de la fin des années 1990, des membres du Parti Libéral-Démocrate critiquent violemment plusieurs musées commémoratifs, dont celui d’Okinawa mais aussi celui de Nagasaki par exemple. Ils les accusent de faire la promotion d’une « idéologie biaisée ».

Ce mouvement d’intimidation cible aussi les livres d’histoire. En 2007 et 2008, le ministère de l’éducation est au cœur d’une violente polémique. En cause, les tentatives de modifications du matériel pédagogique de plusieurs éditeurs. L’objectif était d’enlever toute mention du rôle que l’armée japonaise a joué dans les suicides en masse des civils. Finalement, après plusieurs mois de contestation, le contenu originel des manuels est rétabli.
Pourquoi est-ce que ces hommes politiques cherchent tellement à changer la façon dont on enseigne la bataille d’Okinawa ? Une des raisons invoquées par plusieurs représentants du Parti Libéral-Démocrate, c’est de ne pas se lamenter sur le passé. Pour eux, la promotion de la paix doit être tournée vers l’avenir, quelque chose de positif et lumineux. Elle ne doit pas gêner le développement de l’industrie touristique, qui s’affirme comme le nouveau moteur de l’économie d’Okinawa.

Et on peut comprendre cette volonté d’aller de l’avant. En 2025, on va commémorer les 80 ans de la bataille d’Okinawa. Ça paraît assez loin, et pourtant, les marques du passé sont toujours visibles dans le paysage, y compris en dehors des musées dont il a été question jusqu’ici. D’abord, les bases militaires américaines qui ont été construites pour envahir l’île de Honshū à l’été 1945 sont toujours là.

Ensuite, beaucoup de victimes de la bataille d’Okinawa n’ont toujours pas de sépulture décente, ce qui rend difficile le travail de deuil dans de nombreuses familles. Des associations de bénévoles continuent à chercher les restes des défunts. C’est ce qu’on appelle « collecte des ossements » ou ikotsu shūshū en japonais. Souvent, les descendants de victimes, très jeunes au moment des faits, se souviennent de l’endroit approximatif où leurs proches ont été enterrés à la hâte. Mais ils ne sont pas en mesure de fouiller par eux-mêmes les lieux, parce qu’ils sont devenus inaccessibles avec la végétation par exemple. Les bénévoles vont alors les aider à trouver et exhumer les ossements, puis à les identifier avec un test ADN, ce qui permet de les rendre à leurs familles. Cette collecte se pratique toujours, 80 ans après les affrontements.

Un autre aspect de la bataille d’Okinawa qui continue de refaire surface aujourd’hui, ce sont les munitions non explosées. C’est un problème que l’on retrouve dans beaucoup de territoires qui ont connu des conflits armés au XXe siècle, par exemple le Vietnam. Okinawa a subi des bombardements considérables, au point que la bataille a été surnommée le « typhon d’acier ». On estime que l’armée américaine a utilisé 200 000 tonnes de munitions. Or, environ 5%, soit 10 000 tonnes, n’ont pas explosé sur le coup. Entre 1945 et 2020, environ 7 500 tonnes ont été éliminées, d’abord par l’armée d’occupation américaine, puis par les Forces d’autodéfense japonaises. Rien qu’en 2020, les Forces d’autodéfense ont été appelées 650 fois pour désamorcer ces explosifs surgis du passé. C’est-à-dire deux fois par jour en moyenne. Les résidents sont parfois obligés d’évacuer. Malheureusement, malgré les précautions prises, ces bombes à retardement ont fait un peu plus de 700 morts et 1 200 blessés depuis 1946. On considère qu’il faudra encore 70 à 80 ans pour détruire les dernières munitions non explosées. Autrement dit, l’impact de la bataille d’Okinawa continuera de se manifester jusqu’à 150 ans après le conflit.

Merci d’avoir suivi ce nouvel épisode de « Fascinant Okinawa ». J’espère qu’il vous a plu. Comme les deux derniers épisodes étaient assez sombres, j’ai envie d’aborder un thème plus léger le mois prochain. Je vous proposerai de partir à la découverte des textiles caractéristiques d’Okinawa. Les teintures bingata, les kimono ryūsō et les « chemises hawaïennes » d’Okinawa n’auront plus de secrets pour vous !

Pour terminer, j’ai envie de revenir sur un point important. Comme vous pouvez le constater, je réalise ce podcast en français, donc j’imagine que la plupart des auditeurs et des auditrices viendront de France ou d’autres pays francophones. Mon objectif, avec « Fascinant Okinawa », n’est pas de vous inciter à vous rendre sur place. En effet, la crise climatique que nous traversons s’aggrave, comme nous pouvons le voir avec les catastrophes naturelles qui se multiplient. L’un des gestes susceptibles de peser le plus dans notre empreinte carbone individuelle, c’est de prendre l’avion. Or, un aller-retour vers Okinawa depuis la France, ça représente 2,7 tonnes de CO2, soit plus que les 2 tonnes par personne et par an que l’on doit viser pour respecter l’accord de Paris sur le climat. Okinawa souffre aussi déjà de la sur-fréquentation touristique, qui impacte la population locale et l’environnement. Mon objectif avec ce podcast est de vous faire voyager depuis votre canapé, ou votre cuisine si vous êtes en train de faire la vaisselle, sans compromettre l’avenir de la planète ni la vie quotidienne des Okinawaïens.

Le mot de la fin : « Fascinant Okinawa » est un jeune podcast indépendant. Il a besoin de votre soutien ! Abonnez-vous, partagez cet épisode, parlez-en à vos ami-es qui aiment le Japon, l’histoire et la culture japonaises. Vous pouvez le retrouver sur vos plateformes de podcast habituelles. Si le sujet vous intéresse, n’hésitez pas aussi à consulter les sources dans la description de l’épisode. Enfin, je vous invite à suivre le compte Instagram du podcast, @fascinant.okinawa. J’y publie de façon régulière du contenu complémentaire sur Okinawa, en particulier des cartes et des informations sur mes sources. Je serai ravi d’échanger avec vous et répondre à vos questions par ce biais.
En attendant, je vous dis à dans un mois pour le prochain épisode ! Salut !

Description de l’épisode

En 2025, on va commémorer les 80 ans de la bataille d’Okinawa. Cela paraît loin, mais la question mémorielle autour de cet événement majeur du XXe siècle n’est pas encore réglée. La façon dont on l’enseigne, que ce soit dans les musées ou dans les livres d’histoire, est régulièrement sujet à polémique. Par ailleurs, les marques du passé sont encore visibles dans le paysage, avec la récolte des ossements des victimes et l’élimination des munitions non explosées.

Cet épisode est en deux parties. La première, publiée le mois dernier, est consacrée au déroulé de la bataille proprement dite. Dans la deuxième partie, que vous écoutez aujourd’hui, on s’intéresse aux problématiques mémorielles autour de cette bataille.

Connaissez-vous Okinawa ? Cette région au sud du Japon est surtout réputée pour ses plages paradisiaques et le fameux « régime d’Okinawa », supposé faire des miracles pour allonger l’espérance de vie. Dans « Fascinant Okinawa », je vous emmène au-delà de ces clichés. Venez découvrir l’histoire et la culture de ce territoire à la croisée des influences japonaises, chinoises et américaines.

Écriture et réalisation : Clément Dupuis

Musique : Keisuke Ito, Alex Grohl (“This is suspense (end of the line)”, Pixabay)

Habillage sonore : quelqu’un qui creuse dans le sol avec une pelle (Pixabay)

Vignette : Clément Dupuis, sur la base d’illustrations des sites
https://illust.okinawa et https://www.irasutoya.com

Retrouvez également « Fascinant Okinawa » sur Instagram : @fascinant.okinawa

Sources

Masaaki Aniya. “Compulsory mass suicide, the Battle of Okinawa, and Japan’s textbook controversy”. The Asia-Pacific Journal Japan Focus, volume 6, issue 1 (1er janvier 2008). Disponible en ligne : https://apjjf.org/-Aniya-Masaaki/2629/article.html
Gerald Figal. Beachheads: War, Peace, and Tourism in Postwar Okinawa. Rowman & Littlefield Publishers, Inc. 2012.
Gavan McCormack et Satoko Oka Norimatsu. Resistant Islands: Okinawa confronts Japan and the United States. Rowman & Littlefield Publishers, Inc. 2012.
Shiori Oshiro. 「これも遺骨だよ」とボランティア 沖縄戦から76年後も続々 次世代へ「収集を平和の授業に」(« Ça aussi, ce sont des ossements » Le travail des volontaires continue, 76 ans après la bataille d’Okinawa. Enseigner la paix aux jeunes générations avec la collecte des ossements). Okinawa Times, 23 juin 2021. Disponible en ligne (en japonais) : https://www.okinawatimes.co.jp/articles/-/774600
Nozomu Takeuchi, “76 years after Battle of Okinawa, tons of unexploded US shells lie hidden beneath ground”. Mainichi, 24 juin 2021. Disponible en ligne : https://mainichi.jp/english/articles/20210623/p2a/00m/0na/025000c
Julia Yonetani. “On the Battlefield of Mabuni : Struggles over Peace and the Past in Contemporary Okinawa”. East Asia History, volume 20 (décembre 2000). Disponible en ligne : https://eah.anu.edu.au/sites/default/files/article-content/20/EAH20_05.pdf

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