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"le bricolage" by Michel Zink _08/30_

1_Chacun a en mémoire le chapitre intitulé « La science du concret » qui sert d’introduction à La Pensée sauvage. L’entrée en matière in medias res, appuyée sur une telle accumulation d’exemples qu’elle fait l’effet d’une préparation d’artillerie, établit d’abord que la richesse et la précision stupéfiantes du vocabulaire dont disposent beaucoup de peuples dits primitifs pour désigner la flore et la faune démentent le préjugé selon lequel l’absence de mots désignant certaines catégories générales serait le signe d’une absence de pensée abstraite ; ensuite, que ces connaissances si étendues et si attentives ne se limitent nullement au champ de l’utilitaire, mais révèlent un effort de compréhension du monde.

2_Alors commence le morceau de résistance du chapitre, destiné à montrer que la pensée mythique, dans le cadre de laquelle s’inscrit cet effort, est au regard de la pensée scientifique dans la situation du bricoleur au regard de l’ingénieur. Le bricoleur doit « s’arranger avec les moyens du bord » (p. 31), pratiquer le remploi, détourner de leur usage premier les matériaux, les emplois qui sont à sa disposition. L’ingénieur conçoit et construit les éléments de son œuvre en fonction d’un plan et d’une visée préalablement définis. Il est du côté de l’ouverture, le bricoleur du côté de la réorganisation :

L’ingénieur cherche toujours à s’ouvrir un passage et à se situer au-delà, tandis que le bricoleur, de gré ou de force, demeure en deçà, ce qui est une autre façon de dire que le premier opère au moyen de concepts, le second au moyen de signes. […] Une des façons… dont le signe s’oppose au concept tient à ce que le second se veut intégralement transparent à la réalité, tandis que le premier accepte, et même exige, qu’une certaine épaisseur d’humanité soit incorporée à cette réalité. (p. 33-34)

3_La pensée mythique, comparée au bricoleur, « se situe toujours à mi-chemin entre des percepts et des concepts. […] Or un lien existe entre l’image et le concept : c’est le signe » (p. 31-32). La pensée mythique, fondée sur des images dont elle fait des signes, opère par circulation dans un univers où « les signifiés se changent en signifiants et inversement » (p. 35) : c’est ainsi qu’elle bricole la réorganisation de cet univers, sans chercher à briser le cadre de l’en deçà.

4_Voilà subjugué le lecteur paresseux, qui n’est pas ethnologue et qui plus loin ne suivra peut-être pas l’auteur dans tout le minutieux détail des structures de la pensée sauvage. Le voilà subjugué, car ce <bricolage>, il le connaît bien, il l’a reconnu sans hésitation dans cette description si pénétrante et si précise. C’est ce que lui, ignorant de la pensée des peuples sans écriture, il appelle l’art.

5_Et la preuve qu’il ne se trompe pas, c’est que le chapitre se poursuit en effet par un très long développement consacré au problème de l’art, à partir de l’analyse d’un tableau de François Clouet. Claude Lévi-Strauss a toujours su parler de peinture mieux que personne, jusqu’au prodigieux essai « En regardant Poussin » qui ouvre Regarder écouter lire, trente ans après La Pensée sauvage. Rien d’étonnant à ce que notre lecteur paresseux, bien que paresseux, le suive d’enthousiasme.

6_À la réflexion, cependant, un doute lui vient, qui le fait rentrer tout confus en lui-même. Ce n’était pas cela qu’il avait en tête. Les observations sur la tendance de Clouet à pratiquer le modèle réduit, les réflexions vertigineuses, à propos d’un portrait de femme de ce peintre, sur la dentelle de la collerette l’entraînent vers des hauteurs auxquelles il ne songeait pas à élever son regard. C’est que le point de départ de Lévi-Strauss n’est pas celui qu’il attendait :

« L’art s’insère à mi-chemin entre la connaissance scientifique et la pensée mythique ou magique ; car tout le monde sait que l’artiste tient à la fois du savant et du bricoleur. » (p. 37)

7_Le pauvre lecteur ignorait ce que tout le monde sait. À ses yeux, l’artiste ne tient pas du tout du savant et il a au contraire tout du bricoleur. La lecture des pages qui précédaient l’en avait pleinement convaincu. En revanche, il ne lui était jamais apparu que l’art eût quelque chose de la connaissance scientifique. Sur ce point, le discours de Stockholm de Saint-John Perse l’avait laissé perplexe. Mais Lévi-Strauss, c’est autre chose !

8_C’est que, si disposé qu’il soit à prêter beaucoup à la pensée mythique, Lévi-Strauss considère que la pensée scientifique lui est supérieure. Le mérite de la pensée mythique est d’avoir en elle quelque chose qui l’en rapproche :

« On comprend ainsi que la pensée mythique, bien qu’engluée dans les images, puisse être déjà généralisatrice, donc scientifique. » (p. 35)

9_En montrant, avec quel éclat !, que la pensée mythique et l’art tiennent de la pensée scientifique autant qu’ils s’en distinguent, il les réhabilite et leur rend leur vraie dignité. Il ne saurait sans cela les estimer. À tout ce qu’il aime, il assure la rédemption par la communion à la passion intellectuelle qui l’anime.

10_Mais « les autres, les pauvres autres, / Les faudra-t-il mépriser » ? Je me démasque parmi eux, lecteur paresseux et content de bricoler, sans souci de ma vraie dignité. Dans le <bricolage> que décrit « La science du concret », j’ai toujours reconnu l’art en général, et particulièrement le mien, la littérature.

11_La littérature se fait avec les moyens du bord, à partir de matériaux de récupération. Le premier de ces matériaux de récupération est, bien entendu, la langue. Le deuxième est le contenu de la mémoire, livrant, en un bric-à-brac de boîte à outils, souvenirs personnels, fragments de livres lus, citations sues par cœur, résidus des apprentissages divers. Le troisième, les règles de la poésie ou de toute écriture : il faut bien se débrouiller avec les mots pour qu’ils riment et que le compte des pieds y soit, si l’on compose en vers régulier, et c’est le type même du <bricolage>, avec des trouvailles nées de la nécessité, des imprécisions plus exactes que l’exactitude, à la Verlaine ; sinon, il y a toutes les règles encore plus contraignantes, mi-nécessaires, mi-superstitieuses, presque informulables, qui entourent le vers libre ; ou celles de n’importe quel roman – qu’on les respecte ou qu’on les viole, n’importe, il faut faire avec – où commencer et où finir le chapitre, et que le détective doit boire et avoir eu des malheurs, et si les phrases doivent être longues ou brèves. Rien de tout cela n’est dans l’au-delà, tout dans l’en deçà.

12_Et aussi, tout est dans l’en deçà parce que la littérature est un art de la surface. Qui cherche à en crever la surface dans l’espoir d’en découvrir la profondeur, se comporte comme ces personnage des Carabiniers de Jean-Luc Godard qui, au cinéma, se haussent sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir, par-dessus le rebord de la baignoire, le corps d’une femme dont seule la tête dépasse, et qui finissent par déchirer l’écran, révélant derrière lui une courette désolée où traînent quelques poubelles. La littérature est un art de la surface, et c’est pourquoi elle est un art du glissement et de la métonymie. La formule, déjà citée, qu’emploie Lévi-Strauss à propos de la pensée mythique lui convient parfaitement : « Les signifiés se changent en signifiants et inversement ». La littérature est un <bricolage> parce qu’elle est un art de la surface, mais pour une autre raison encore : pour dire de grandes choses, ou des choses essentielles, elle utilise, récupère, réorganise des broutilles et des détails, de petites choses, de petits mots, des regards étroits ou myopes, de petites vies. C’est, pour Lévi-Strauss, la définition même du <bricolage>, et c’est ce <bricolage> qui fait d’elle un art. Dire de grandes choses avec de grands mots et de grandes idées, c’est le talent, forcément sublime, de l’homme politique ou du spécialiste des « grands problèmes de société » : c’est le contraire de la littérature.

13_Mais le <bricolage> ne définit pas seulement le mode d’élaboration de la littérature. Il s’applique tout autant à son interprétation. Là encore, je fais de Claude Lévi-Strauss une lecture qu’il désavouerait à n’en pas douter et dont j’ai bien conscience qu’elle n’est pas à sa hauteur. Car, de même qu’il situe l’art sur le chemin de la science, de même qu’il loue la pensée mythique d’avoir, dans le déchiffrement du monde, des démarches préfiguratrices de la pensée scientifique, de même il prête sans doute généreusement à l’interprétation de la littérature la capacité d’être une science. Et pourquoi pas ? Les Allemands utilisent l’expression Literaturwissenschaft et voient dans cette « science de la littérature » un secteur de la philologie. Dans le dernier tiers du xxe siècle, la France a essayé d’acclimater l’expression « science des textes ». Cette science entendait alors largement se fonder sur les formes diverses d’un structuralisme que Lévi-Strauss incarnait mieux que personne, puisque sa pensée repose tout entière sur la permanence des rapports opposée à la mutabilité des objets.

14_Il est possible d’étudier scientifiquement le <bricolage>. L’œuvre de Claude Lévi-Strauss en est la preuve. Mais elle nous enseigne aussi que, face à un univers mental étranger au nôtre, la principale difficulté est de se situer, comme il le dit, « à la bonne distance ». S’il se place trop près, l’observateur est menacé par l’illusion fusionnelle et chaque détail, démesurément grossi, perd sa signification. Mais s’il se place trop loin, tout se brouille, et il perd de vue le détail qui le mettrait sur la voie d’une interprétation de l’ensemble. Pire encore, il se croit totalement étranger à un monde auquel il est pourtant lié de mille façons : parce qu’en l’observant, il agit sur lui ; parce qu’en l’observant, il est influencé par lui ; parce qu’il y a, si ambigus soient-ils, des traits communs entre ce monde et le sien, et qu’il serait absurde de renoncer à utiliser cette unique passerelle au motif qu’elle est étroite et dangereuse.

15_La recherche de la bonne distance est, bien entendu, aussi importante quand il s’agit d’éloignement dans le temps que quand il s’agit d’éloignement dans l’espace. Mais elle n’est jamais aussi cruciale que quand on lit la littérature du passé. Entre l’éloignement et le rapprochement fusionnel, l’historien n’hésite pas : seule la mise à distance permet l’analyse et la compréhension, seule elle évite les anachronismes et les brouillages. Il est, certes, légitime et rassurant de tenir de la même façon à distance les textes littéraires. Ce sont alors des documents historiques comme les autres, simplement plus pauvres et moins sûrs que beaucoup d’autres. Mais s’ils m’émeuvent quand je les lis, si je prends plaisir à leur lecture, si elle me donne à penser, que dois-je faire ? Chasser cette émotion, ce plaisir, cette réflexion, nécessairement trompeurs et anachroniques, fondés sur de mauvaises raisons, puisque à tant de siècles de distance, ces œuvres n’ont pas été composées pour un lecteur comme moi ? Autrement dit, dois-je m’interdire la seule raison qui existe au monde de lire un poème ou un roman ? Au nom de quoi ?

16_Quiconque n’a pas cette abnégation et ne veut pourtant pas se contenter du mensonge appauvrissant qu’est une lecture anachronique, est condamné à chercher sans cesse la bonne distance, par des allers et retours et par des tâtonnements. S’il ne part pas des impressions erronées nées d’une première lecture naïve, pourquoi lire des poèmes plutôt que des chartes ou des livres de comptes ? Ce sont ces impressions même qui lui donnent le courage de s’informer et de, finalement, les corriger. Au retour de son exploration savante du passé, il lit différemment. Ses impressions se sont modifiées. Le savoir rend son plaisir plus aigu. Ce mouvement de va-et-vient est particulièrement nécessaire et particulièrement périlleux, s’agissant des lettres anciennes de notre propre civilisation : la continuité, qui existe bel et bien entre elle et nous, risque de nous cacher les ruptures, tandis que ce qui nous paraît étranger ne l’est parfois guère, ou nous semble tel seulement à cause de ce que nous avons oublié.

17_Est-il bien nécessaire de mobiliser Lévi-Strauss pour de telles évidences ? Nous pardonnera-t-il de nous abriter à son ombre quand nous bricolons ?

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Claude Lévi-Strauss, centième anniversaire
<Bricoler à bonne distance>
Michel Zink

Référence électronique

Michel Zink, « Bricoler à bonne distance », La lettre du Collège de France [En ligne], Hors-série 2 | 2008, mis en ligne le 24 juin 2010, consulté le 29 août 2015. URL : http://lettre-cdf.revues.org/218

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